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12/09/2003 | Livre: «Tchétchénie: le génocide caché», préface de Olivier Dupuis

Présentation de l’édition italienne du livre « Tchétchénie : dix clés pour comprendre » du Comité Tchétchénie (*) En italien « Cecenia nella morsa dell’impero ». Guerini e Associati Editore – Milan – Septembre 2003 – 170 pages


L’histoire serait-elle depuis 15 ans, depuis la chute du mur de Berlin, chaque fois la même ? On se souvient de la Croatie, de la Bosnie, du Kosovo. A chaque fois l’Europe attendit. Tergiversa. Avant de décider, des milliers ou des dizaines de milliers de morts plus tard, d’intervenir ! On se souvient aussi du Rwanda où l’Europe intervint d’abord, pour ne pas intervenir ensuite. Bilan: 800.000 morts.

Il y eut aussi, en ces années sombres, la première guerre de Tchétchénie et ses quelques 100.000 morts. 10 pour cent de la population. Avant qu'à l’approche des élections présidentielles, le Président Eltsine ne se décide, sous la pression conjuguée de l’opinion publique russe et de la participation de l’OSCE aux négociations, de confier au Général Lebed le soin de conclure un accord de paix avec la résistance tchétchène.

Pendant trois ans, de 1996 à 1999, ces Tchétchènes qui avaient arraché, au prix d’une résistance aussi héroïque que coûteuse en vies et en destructions matérielles, une victoire qui leur donnait une indépendance de fait, tentèrent de reconstruire leur pays anéanti. Mais la Tchétchénie avait sombré à nouveau dans l’oubli. Aucune aide n’arriva : ni l’aide russe pourtant prévue par les accords de paix, ni celle, tant espérée, de la Communauté internationale.

En dépit des élections de 1997, validées par l’OSCE, gagnées de haute main par le Général Aslan Maskhadov, représentant des aspirations modérées et laïques du peuple tchétchène, quelques extrémistes proches de Chamil Bassaev, aidés en sous-main par des cercles fondamentalistes moyen-orientaux et des franges importantes du FSB et du Kremlin, finirent par rendre la situation incontrôlable.

Le décor est alors planté. Quelques bombes dans des immeubles à Moscou et en province, et la tristement célèbre incursion de Chamil Bassaev au Daghestan servirent de détonateur à une opération planifiée depuis longtemps : la mise sur orbite d’un homme providentiel. Le premier ministre Vladimir Poutine, déjà en campagne pour les présidentielles russes, s’empressa donc de donner le feu vert à des forces armées qui n’avaient jamais digéré l’humiliation de 1996, ouvrant la voie à une nouvelle invasion et une nouvelle occupation de la Tchétchénie.

Cette opération « coup de poing », qui ne devait durer que quelques jours, au maximum quelques semaines, se poursuit désormais depuis près de quatre ans. Quatre ans, cent mille autres morts tchétchènes, une nouvelle décimation. Grozny, rasée au sol, connaît à nouveau « la paix et l’ordre » russes.

Sur le plan strictement militaire, les forces armées russes ont tiré quelques leçons de la première guerre. Elles ont largement intégré, dans la nouvelle stratégie qui présida à leur seconde invasion, deux éléments fondamentaux pour comprendre la situation actuelle : la gestion de l’information et celle des territoires « pacifiés».

Première leçon : pas de télévision occidentale, pas de guerre. Les autorités russes se sont donc employées, dès les premiers jours de la nouvelle occupation, à établir un ensemble de réglementations restreignant l’accès des journalistes à la République tchétchène. Pas d’interdictions explicites, mais un cocktail comprenant mesures restrictives, obstacles bureaucratiques, et la création, au moyen d’enlèvements répétés d’Occidentaux, d’un climat de totale insécurité.

Parallèlement, le Kremlin s’employa à mettre au pas les quelques télévisions russes qui n’étaient pas encore aux ordres, celles-là mêmes qui avaient couvert la première guerre et permis aux citoyens russes de savoir. Mis à part quelques journalistes de la presse écrite, Paolo Mieli, Adriano Sofri et Barbara Spinelli, quelques rarissimes « preneurs d’image » indépendants et les représentants des rares ONG russes ou occidentales qui n’ont pas cédé au chantage et aux menaces, alliant courage, astuce et détermination, plus aucun œil étranger ne peut prendre la mesure de la tragédie quotidienne du peuple tchétchène.

Quatre ans plus tard, un fait est avéré : le Kremlin a bel et bien gagné la guerre de l’information. Une victoire dont les fauteurs occidentaux de la « stabilité à tout prix avec Moscou » s’accommodent fort bien. D’autant mieux, d’ailleurs, que ce black-out généralisé de l’information leur permet de faire leur, sans grand risque d’être contredits, la thèse chère au Président Poutine, selon laquelle la Russie ne fait rien d’autre en Tchétchénie que mener une bataille – si légitime ! - contre le terrorisme fondamentaliste.

Seconde leçon : inutile de s’opposer militairement à une résistance tchétchène mobile, experte du terrain et extrêmement déterminée. Cette « pacification », qu’il serait coûteux d’obtenir par la confrontation militaire, sera donc obtenue par la terreur. Les avantages de cette nouvelle stratégie sont multiples : les pertes en hommes côté russe diminuent ; les bénéfices politiques et financiers résultant des arrestations des civils tchétchènes et de la revente des vivants et des morts augmentent ; les profits résultant du racket, de la gestion illégale des ressources pétrolières et de trafics en tout genre peuvent être multipliés d’autant. En sus, cette politique, mise en œuvre avec l’appui de franges minoritaires tchétchènes, contribue à faire imploser la société tchétchène toute entière, menaçant de délégitimer les autorités tchétchènes élues en 1997, et créant les prémisses d’une véritable guerre civile intra-tchétchène.

Tous ces « dessous de tables » russes et occidentaux, qu'il est devenu si malaisé sinon impossible à comprendre, à discerner pour le citoyen russe, européen ou américain, ce petit livre les analyse un par un, nous permettant de remettre en perspective le cynisme et la cruauté de la politique russe, l’hypocrisie et la lâcheté des chancelleries et des grands médias télévisés occidentaux, certaines faiblesses et erreurs des autorités tchétchènes légitimes et, enfin et surtout, l’incroyable souffrance et la tout aussi incroyable capacité de résistance humaine du peuple tchétchène.

Que faire ?

A partir de ce que ce livre nous rappelle et nous apprend, une question devrait s’imposer à chacun de nous. Que devons-nous, que pouvons-nous faire pour arrêter ce qui s’apparente chaque jour un peu plus à un nouveau génocide aux confins de l’Europe, en Europe ?

Depuis les tentatives les plus déterminées de mainmise de l'empire russe sur le Caucase, il y a plus de deux cents ans, le peuple tchétchène a vécu, à plusieurs reprises, de véritables exterminations. La dernière en date, avant celle qui s'accomplit sous nos yeux, remonte au 23 février 1944, quand Staline fit déporter en l'espace d'une nuit toute la population tchétchène dans les Républiques d'Asie centrale. Bilan : 200.000 morts (30 % de la population d'alors), dans des wagons plombés puis en déportation. Au cours de ces dix dernières années, 200.000 Tchétchènes (20% de la population) sont morts ; 300.000 Tchétchènes (30 % de la population) ont dû abandonner leurs foyers et se réfugier quelque part en Tchétchénie ou dans des camps, en Ingouchie ou ailleurs; des dizaines de milliers d'entre eux sont mutilés, handicapés, traumatisés, rescapés des tristement célèbres camps de filtration.

A la fin du livre, les auteurs proposent des formes diverses d’actions de solidarité. Sur le plan politique, les propositions viables sont peu nombreuses, et peu relayées. Dans un contexte aussi sombre, éclairé seulement par la résistance silencieuse et stoïque de dizaines de milliers de civils tchétchènes et le dévouement de quelques centaines de personnes en Europe et en Amérique, une lueur d'espoir s'est pourtant mise à briller. A Washington, en mars dernier, Ilyas Akhmadov, ministre tchétchène des Affaires Etrangères, a présenté un plan de paix qui propose l'établissement d'une administration provisoire des Nations unies sur la Tchétchénie. En d'autres termes, un « plan Kosovo + ». Plan Kosovo, parce qu'il prévoit tant le désarmement de toutes les forces tchétchènes que le retrait de l'ensemble des forces militaires et civiles russes, et leur remplacement par une administration de l'ONU. « Kosovo + », parce que, contrairement au Kosovo, le Plan Akhmadov prévoit qu'au terme du mandat des Nations unies, le peuple tchétchène sera appelé à se prononcer sur le futur statut de la Tchétchénie et à élire celles et ceux qui devront la gouverner.

Un plan qui intègre à la fois les intérêts en termes de sécurité de la Fédération de Russie et les aspirations légitimes du peuple tchétchène, et qui attribue à la communauté internationale et, en premier lieu, aux Nations unies, la place et le rôle que celle-ci aurait dû assumer depuis longtemps.

Comment la communauté internationale pourrait-elle prétendre, d'un peuple qui a subi ce qu'a subi le peuple tchétchène, qu'il ne puisse se prononcer librement sur son futur, pour décider soit de continuer à faire partie, dans le cadre d'une autonomie renforcée, de la Fédération de Russie, soit de se séparer d'avec la Russie, estimant que seule cette solution lui donnera de véritables et durables garanties de sécurité ?

Mais la nouveauté du Plan Akhmadov est ailleurs. Elle réside dans l'objectif qu'il indique: l'instauration de la démocratie et de l'Etat de Droit comme viatique pour satisfaire les intérêts de la Russie, ceux de la communauté internationale, et les aspirations des Tchétchènes. La démocratie et l'Etat de Droit en Tchétchénie comme antidote le plus efficace à de possibles dérives fondamentalistes, extrémistes ou mafieuses, à des risques d'instabilité. Elle est dans la méthode qu'il propose pour atteindre cet objectif : l'établissement d'une administration provisoire des Nations Unies. Donner du « temps au temps » pour que la démocratie s'enracine en Tchétchénie, pour que les blessures tchétchéno-russes, mais aussi certaines blessures tchétchéno-tchétchènes cicatrisent. Pour éviter qu'à la guerre ne succède la guerre civile. Ce que nous propose Ilyas Akhmadov est une transcription, en termes opérationnels, du seul scénario permettant de mettre fin à la guerre russo-tchétchène, et de freiner la dérive anti-démocratique en cours en Russie. Construire une « paix anti-terroriste », pour reprendre les mots d’André Glucksmann.

Dans l'immédiat, le Plan Akhmadov est aussi la possibilité de recréer un espace d'action politique et nonviolente pour les Tchétchènes en Tchétchénie et dans la diaspora, de desserrer l'étau de solitude qui étreint le Président Maskhadov et tous les Tchétchènes qui refusent la fausse alternative incarnée par « Poutine ou Bassaev ».

Enfin, pour tous ceux qui refusent de désespérer d'une communauté internationale organisée sur la base des principes de la démocratie et de l'Etat de Droit, l'établissement d'une administration provisoire des Nations unies en Tchétchénie permettrait de redonner à celles-ci le rôle et la fonction qui devraient être les siens chaque fois que, quelque part dans le monde, les crimes contre l'humanité, les crimes de guerre et le génocide prennent la place du droit, des droits, de la démocratie et de la liberté.

Un livre précieux. Un livre indispensable pour toutes celles et ceux qui veulent connaître, comprendre et ne pas se résigner à ce requiem d’un peuple que nous concoctent quelques puissants de Russie, d’Europe et d’Amérique, dans un ballet singulier d’intérêts aussi différents que convergents. Lutte antiterroriste, stabilité à tout prix, pétrole, gaz, intérêts financiers, investissements, recyclage, blanchiement de l’argent sale, …

Une tragédie où se joue aussi le destin et la survie de l’Europe en tant que communauté de paix, de liberté, de démocratie et de droit.

Olivier Dupuis, député européen radical
Bruxelles, le 10 juillet 2003


(*) Editions la Découverte, Paris. Préface de Sophie Shihab. Auteurs: Joseph Dato, responsable de MDM pour le Caucase du Nord ; Juliane Falloux, responsable de l’Europe de l’Est à la FIDH ; Anne Le Huérou, spécialiste de la Russie (CADIS, EHESS-CNRS) ; Bluenn Isambard, spécialiste de la Russie (INALCO) ; Alexandra Koulaeva, membre permanent de la FIDH, membre de Memorial Saint-Petersbourg ; Aude Merlin, spécialiste du Caucase (IEP, Paris) ; Amandine Regamey, spécialiste de la Russie (IEP, Paris) ; Guylaine Saffrais, journaliste, spécialiste de la Russie ; Mylène Sauloy, journaliste, auteur de nombreux films sur la Tchétchénie ; Florent Schaeffer, membre permanent du CEDETIM ; Silvia Serrano, spécialiste du Caucase (Observatoire des Etats post-soviétiques, INALCO).


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